Le terme apatride désigne une personne qui n'a la nationalité d'aucun pays. Ils sont plus d'un million à être dans ce cas en Afrique de l'Ouest et à vivre ainsi sans identité légale. Aujourd'hui, alors qu'il y a eu une réelle prise de conscience des États de la sous-région, la question n'est plus de savoir comment y mettre fin, mais pourquoi il est nécessaire d'aller plus loin en intégrant réfugiés et déplacés, ou encore de prendre en charge les personnes qui risquent le plus de se retrouver dans cette situation. L'enjeu est de taille pour l'Afrique, qui entend tirer avantage de toutes ses potentialités pour être au diapason des nouveaux défis économiques et démographiques auxquels le continent doit faire face.
En Afrique de l’Ouest on estime qu’au moins 1 million de personnes seraient apatrides.
Le calvaire des apatrides
Habillée d'une petite robe kaki, Ami Amegan, aujourd'hui âgée de 12 ans, s'apprête à se rendre à son école sise à Agoe Fidokpui, une banlieue de la capitale togolaise. La jeune fille a repris la nouvelle année scolaire sur fond de dégoût et de regret. Car elle aurait dû rentrer cette année au collège. Malheureusement, son statut d'apatride ne lui avait pas permis de se présenter à l'examen de fin de premier cycle, communément appelé CEPD (Certificat d'études du premier degré), au Togo. « J'ai mis plus de deux semaines pour recommencer les classes car j'avais honte de voir mes camarades avec lesquels j'étudiais se rendre au collège, confie-t-elle. Mes parents ne m'ont pas établi d'acte de naissance alors que c'est ce document qu'il faut présenter pour pouvoir participer à l'examen de fin de premier cycle. Malgré l'intervention du directeur de l'école en ma faveur, rien ne pouvait être fait, a constaté Ami. C'est seulement après cela que j'ai compris ma situation et certaines bonnes volontés ont aidé ma mère à pouvoir avoir un jugement supplétif comme un certificat de naissance que je pourrai utiliser cette année. J'ai perdu toute une année de mon parcours scolaire. »
Afrique de l’Ouest : les États vent debout contre l’apatridie
À l'instar de cette jeune écolière, ils sont plusieurs milliers d'élèves à ne pas disposer de documents personnels ou d'acte de naissance au Togo. Leur nombre reste inconnu à ce jour car les autorités n'ont pas enclenché les procédures pouvant permettre de les quantifier dans une base de données. Aujourd'hui, ces apatrides ne peuvent pas bénéficier de certains services sociaux de l'État togolais. À l'instar de ce petit pays d'Afrique de l'Ouest, la sous-région compterait des centaines de milliers de populations sans papiers et donc sans identité.
Selon les Nations unies, le monde compte environ dix millions d'apatrides, dont un million rien qu'en Afrique de l'Ouest. Aujourd'hui, il existe plusieurs types d'apatrides dans la région. « On peut être apatride de droit, c'est-à-dire qu'on n'a pas la possibilité de se faire délivrer une nationalité juridiquement. On peut, également, l'être de fait, c'est-à-dire certaines circonstances involontaires ou volontaires peuvent amener une personne à se retrouver dans cette situation d'apatridie », explique Kossi Kalipé, enseignant chercheur en droit public à l'université de Lomé et vice-président de la Commission nationale de lutte contre l'apatridie au Togo.
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Négligence et ignorance sont les causes principales
Les causes du phénomène d'apatridie sont diverses. Mais la négligence et l'ignorance semblent faire le lit de ce fléau. Certaines victimes se sont rendu compte de leur statut seulement lorsqu'elles avaient besoin de recourir à certains services de base tels que l'ouverture d'un compte bancaire, la scolarisation, l'adhésion à un groupe, un voyage, etc.
« Je me suis rendu compte de la nécessité d'avoir sa pièce d'identité seulement quand j'avais voulu aller au Burkina Faso en 2018. On m'a trouvé un boulot de charpentier à Ouagadougou. Pour m'y rendre, j'avais au moins besoin de ma carte nationale d'identité. Mon certificat de naissance était perdu depuis mon enfance, mais mes parents ne s'en sont pas préoccupés car ils ne jugeaient pas cela nécessaire, étant des agriculteurs. Je viens de me faire un nouveau certificat de naissance grâce à une audience foraine organisée dans mon village au Ghana », se remémore John Badu, un citoyen ghanéen résidant au Togo.
Pour susciter une prise de conscience chez les populations, certains pays en Afrique de l'Ouest ont adopté une approche de sensibilisation de masse. Mieux, la déclaration obligatoire de naissance a été rendue gratuite afin d'amener les populations pauvres vivant dans les zones reculées à enregistrer leurs enfants à la naissance.
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Le poids des conflits et de l'insécurité
Les autres causes majeures du phénomène d'apatridie demeurent les conflits et l'insécurité prévalant dans certains pays de la zone. En effet, les populations vivant dans les zones de conflits ou faisant face à l'insécurité, notamment au Mali, au Niger, au Nigeria ou au Tchad, sont souvent contraintes de fuir en abandonnant derrière elles tous leurs biens, y compris leurs pièces d'identité. Pis, dans certains cas, ces documents sont purement et simplement brûlés par les assaillants. C'est le cas du Nigeria, le pays le plus peuplé du continent, qui, vraisemblablement, compterait la plus importante population d'apatrides, selon certains analystes.
En effet, le pays fait face, depuis plusieurs années, au terrorisme ; ce qui amène les populations fuyant les exactions à se déplacer pour leur survie. Les autorités ont, en août dernier, délivré à environ 1 500 enfants déplacés des actes de naissance. À travers ces campagnes d'enregistrement qui vont être organisées dans les années à venir, le pays compte éradiquer l'apatridie. « L'antidote immédiat pour résoudre le problème de l'apatridie, c'est de tout faire pour déclarer les enfants à la naissance, même ceux qui sont déplacés », pense Temidayo Sunday, directeur de l'Enregistrement civil à la Commission nationale de la population du Nigeria.
La Côte d'Ivoire se démarque dans la lutte contre ce fléau. Ainsi, environ 300 000 Ivoiriens rentrés récemment au pays après la crise de 2011 se sont vu délivrer des actes de naissance. Mieux, le pays est devenu le premier sur le continent à avoir mis en place, en 2020, une procédure permettant d'identifier et protéger les apatrides. Les autorités ivoiriennes songeraient même à régulariser leur situation avant 2024.
« C'est le travail des États puisque le droit à la nationalité est un droit qu'un État reconnaît à ses citoyens. Donc, la nationalité est une matière souveraine des États et c'est pourquoi au niveau des Nations unies, on met l'accent sur la volonté des États à pouvoir éradiquer l'apatridie. Désormais, c'est donc aux États de prendre des mesures idoines pour qu'aucun de leurs citoyens ne se retrouve dans une situation d'apatridie », insiste Kossi Kalipé.
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De la prise de conscience aux actes
Pour soutenir les pays dans la lutte contre ce phénomène, les Nations unies ont lancé, en novembre 2014, une campagne mondiale visant à l'éradiquer à l'horizon 2024. Les États de la sous-région se sont joints à cette campagne en mettant en place des reformes juridiques afin de faciliter la délivrance des actes de naissance et autres documents. Ainsi, une ligne directive a été élaborée visant à éradiquer l'apatridie, tant en termes d'engagements politiques que d'actions concrètes menées dans chaque pays de la zone. De l'adoption de la déclaration d'Abidjan en 2015 en passant par le plan d'action de Banjul en 2017, les pays ont enregistré des avancées notables dans cette lutte.
Aujourd'hui, plusieurs pays de la zone ont ratifié la convention 1954 relative au statut des apatrides et établi des plans d'action afin d'accorder un statut de protection aux migrants apatrides. Reste à savoir comment identifier et enregistrer les personnes à risque d'apatridie. Réunis au cours d'un atelier régional du 2 au 4 novembre dernier dans la capitale togolaise, les points focaux de cette lutte contre l'apatridie au niveau des États ont évalué le chemin parcouru depuis sept ans. Ils ont soulevé les défis à relever avant la date butoir. Désormais, les États ambitionnent de mettre en place une procédure qui va permettre d'identifier les personnes souffrant d'apatridie.
« L'Afrique de l'Ouest prend très au sérieux la problématique de l'apatridie et, selon les données disponibles, la zone compterait environ 1 million d'apatrides. Les gouvernants ont pris des décisions visant à lutter contre ce phénomène, mais il va falloir intensifier les actions concrètes sur le terrain. Désormais, on mettra l'accent sur des réformes juridiques relatives à la délivrance des documents nationaux tels que l'acte de naissance et le certificat de nationalité aux citoyens. En tout, il y a sept priorités contenues dans le plan d'action de Banjul et je peux vous assurer que la plupart des États de la zone Cedeao ont entamé des reformes pour la délivrance de documents tels que la nationalité à leurs citoyens », fait remarquer Mme Abimbola Oyelohunnu, coordinatrice en charge de l'apatridie à la Commission de la Cedeao. Elle a rappelé, par ailleurs, que suite au lancement de la campagne mondiale contre l'apatridie, les femmes dans certains pays de la zone peuvent désormais accorder leur nationalité ou citoyenneté à leurs enfants, chose impossible par le passé à cause de la rigidité des lois en la matière. « Je peux donner à titre d'exemple le cas de la Sierra Leone, où les femmes peuvent désormais accorder leur nationalité à leurs enfants ; ce qui n'était pas possible avant. Donc, je peux dire que les choses avancent dans le bon sens pour l'éradication de l'apatridie dans la zone Cedeao, rassure-t-elle. Au niveau de la Commission, nous sommes confiants que l'assistance technique et financière accordée aux États membres permettra de venir à bout de ce phénomène d'ici 2024. »
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Objectif 2024
Pour mener à bien cette lutte, les pays peuvent compter sur le soutien indéfectible des partenaires tels que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). L'institution onusienne organise souvent des campagnes foraines, en collaboration avec certains États, afin de délivrer des documents aux personnes à risque d'apatridie, notamment les personnes déplacées ou réfugiées. « Notre institution ne ménagera aucun effort pour aider les États dans cette lutte contre l'apatridie. Déjà, certains pays qui ont été secoués par des crises de toute sorte enregistrent des avancées notables. Je pense que le Mali fait d'énormes progrès en matière de délivrance de carte d'identité pour plusieurs personnes déplacées à cause de l'insécurité. On a des données selon lesquelles le Mali et la Côte d'Ivoire ont récemment délivré des centaines de milliers de cartes d'identité aux personnes à risque d'apatridie et cela va continuer dans les prochaines années », soutient Mme Monique Ekoko, Représentante régionale du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés à Dakar, Sénégal.
Aujourd'hui, tout porte à croire que les États d'Afrique de l'Ouest ont pris la mesure de la lutte contre ce phénomène jadis méconnu qui a longtemps eu des répercussions sur le plan socio-économique. Car les apatrides sont souvent exclus des programmes de lutte contre la pauvreté si chère aux États.
© Fournis par Le Point