La 60e cérémonie des Grammy Awards, qui aura lieu le 28 janvier 2018, devrait récompenser un artiste noir pour l'album de l'année, ce qui n'est pas arrivé depuis 2008. Idem pour les autres catégories reines. Accusé de racisme depuis sa création en 1959, le comité a des choses à prouver.

Jay Z, Kendrick Lamar et Pharrell Williams aux Grammy Awards en 2014 I Christopher Polk / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP
C'est une première depuis presque vingt ans: aucun homme blanc n'est nommé pour concourir au titre de meilleur album de l'année aux Grammy Awards. La remise des prix, qui aura lieu le 28 janvier 2018, n'avait pas connu cela depuis l'édition de 1999 –Lauryn Hill avait alors battu Sheryl Crow, Garbage, Madonna et Shania Twain.
Cette année, Childish Gambino, Bruno Mars, Kendrick Lamar, Jay Z et Lorde se disputeront le trophée. Si cela peut paraître anodin, il faut se rappeler l'historique de cette «compétition» musicale, entachée de polémiques et de boycotts liés à de supposés choix racistes effectués par le comité.
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«Créez vos propres comités!»
L'an dernier, ça avait protesté sec lorsque l'Anglaise Adele avait raflé ce même titre pour son album 25, qui contenait les single «Hello» et «When We Were Young». Alors certes, c'était un gros succès, mais à ses côtés concourait Beyoncé et son Lemonade, grande favorite. Adele, à la réception son trophée, avait d'ailleurs adressé un message à Queen B, semblant lui dire que c'est elle qui méritait de gagner:
«Queen B, je t’adore. […] L’album Lemonade était si incroyable et si bien pensé, si beau et si nécessaire. Nous avons tous pu voir une nouvelle facette de toi que tu ne nous as pas encore montrée et nous aimons ça. Je t’adore, tu es une lumière. Ce que tu nous as fait ressentir à mes amis et moi, ce que tu as fait ressentir à mes amis noirs est puissant. Tu leur as permis de s’affirmer. Je t’aime, je t’ai toujours aimé et je t’aimerai toujours.»
Rien que ça.
Si des victoires discutables existent dans toutes les cérémonies de ce genre, le problème est que Beyoncé a aussi vu Adele lui passer devant pour le titre de meilleure chanson de l'année. «Hello» avait grillé la politesse au single «Formation». Beyoncé avait dû se contenter du meilleur album de musiques urbaines.
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En cantonnant un tel disque, une telle artiste, au vu de ce qu'elle avait produit avant cette édition 2017, à son simple aspect «urbain», le comité s'était attiré les foudres du public et surtout de certains artistes, dont la sœur de Beyoncé, Solange Knowles:
«Il n’y a eu que deux gagnants noirs ces vingt dernières années pour l’album de l’année… Plus de 200 artistes noirs se sont produits. Créez vos propres comités, construisez vos propres institutions, donnez à vos amis des récompenses, récompensez-vous, et soyez l’or que vous souhaiteriez posséder.»
Le chiffre est inexact, mais elle n'est pas loin de la vérité.
Des statistiques très parlantes
De 1997 à 2017, Lauryn Hill en 1999, OutKast en 2004, Ray Charles en 2005 et Herbie Hancock en 2008 sont les seuls artistes noirs à avoir remporté cette récompense. 20%, c'est peu, effectivement. Pour l'enregistrement de l'année, ils ne sont que trois. Pour l'artiste révélation de l'année, cinq. Et si l'on se penche sur les statistiques depuis la création des Grammy Awards en 1959, les chiffres sont encore plus éloquents.
Le nombre d'artistes noirs à avoir remporté le titre de l'album de l'année est de douze, soit 20,34%, dont aucun de 1959 à 1974 –Stevie Wonder avait ouvert la voie. Pour l'enregistrement de l'année, on monte à quatorze, soit 23, 73%, dont aucun de 1959 à 1968 (The 5th Dimension). Quant à la révélation de l'année, ils sont également douze artistes noirs à l'avoir emportée, le premier en 1976 en la personne de Natalie Cole.
Cette année, donc, les choses changent. Les artistes noirs trustent la catégorie album de l'année, mais aussi l'enregistrement de l'année. Ils sont trois sur quatre: Jay Z, Kendrick Lamar et Bruno Mars, face au «Despacito» de Luis Fonsi. Pour la révélation de l'année, ils sont deux sur quatre, à savoir Lil Uzi Vert et Khalid.
Les Grammy Awards seraient-ils en train de tenter de gommer cette image raciste? L'an dernier, le boss de la cérémonie, Neil Portnow, se confiait à Pitchfork sur le sujet:
«Non, je ne crois pas qu'il y ait de problème de racisme. Rappelez-vous, il s'agit d'un prix décerné par des votes. Donc quand on parle des Grammys, ça n'est pas une entité corporatiste, entre-soi. Ce sont 14.000 membres de l'académie votant. Ils doivent être qulifiés pour être membres, ce qui signifie qu'ils doivent avoir enregistré et sorti de la musique, ils sont donc une sorte de haut-panier des professionnels de l'industrie musicale. Il est toujours difficile d'atteindre l'objectivité dans des domaines comme l'art et la musique dominés par la subjectivité. En tant que musiciens, à mon humble avis, nous n'écoutons pas la musique en nous basant sur les genres ou les races. Quand il faut voter pour un titre, il faut le faire comme si il y avait un bandeau devant nos yeux. Nous voulons que les votants ne prennent pas en compte les ventes, au marketing et à la popularité dans les charts. Il faut écouter la musique. Donc, les 14.000 votants écoutent, ils se font leur avis, et ils votent.»
Country et Black Lives Matter
Cependant, il n'est pas dit que le milieu de l'industrie musicale ne soit pas un milieu raciste. Mais ça, c'est un autre sujet, bien plus large. Pour comprendre cette «blancheur» des Grammy Awards, il faut tout de même rappeler une chose, très importante: l'importance de la country et de ses sous-genres et dérivés aux États-Unis. Un marché qui ne touche pas l'Europe ou presque. Notre vision est biaisée et les Grammys ont eu l'habitude de récompenser allègrement les artistes provenant de cette scène majeure de l'industrie musicale américaine. C'est une de leur marque de fabrique. Il suffit d'ailleurs d'aller faire un saut sur le site de Billboard pour voir à quel point la country est importante. Il n'en reste pas moins que privilégier un style majoritairement blanc aux autres est orienté, discutable.
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Qu'a-t-il bien pu alors se passer cette année? Outre la qualité évidente des œuvres nommées, les votants ont également pu être sensibles à un climat général qui met en avant la question de la représentation des diversités dans les grandes cérémonies de prix. Pour ce qui est du cinéma, le hashtag #Oscarsowhite a permis en 2016 de dénoncer la prédominance des cinéastes, interprètes et techniciens blancs dans les nominations. L'année suivante, c'est Moonlight, un film suivant en trois temps la vie d'un jeune noir homosexuel, qui remportait l'Oscar suprême devant La La Land.
Le mouvement Black Lives Matter a également permis de mettre en avant la persistance d'un racisme endémique à l'Amérique blanche. Une interrogation d'autant plus prégnante après l'élection de Donald Trump qui a pu aider à plébisciter un discours plus politisé. Jay Z, Kendrick Lamar et dans une moindre mesure Childish Gambino ont affiché leur soutien à Black Lives Matter. Leurs œuvres se veulent en tout cas le reflet de ce qu'est être afro-américain aux États-Unis aujourd'hui. Une problématique qui, quel que soit le média, trouve de plus en plus d'écho.
Ce contexte singulier donnera-t-il au final un palmarès plus ouvert à la diversité? La question reste ouverte. Les récompenses annuelles, qu'elles soient musicales, cinématographiques ou autres, reflètent certes leur époque mais d'abord leur propre vérité.
Brice MicletBrice Miclet (40 articles)
Journaliste
Source: http://www.slate.fr/