
Le «Sea-Watch 4», dédié au sauvetage des migrants en mer, vient de commencer ses opérations, en partenariat avec MSF. Fait nouveau, le navire a été financé à l'aide d'une gigantesque collecte de fonds initiée par la fédération des Eglises protestantes allemandes.
Après des mois d’immobilisation dans le port espagnol de Borriana pour cause de Covid-19, le Sea-Watch 4 commence enfin ses opérations en mer. Depuis juillet, il n’y avait plus un seul navire en Méditerranée pour sauver les réfugiés en détresse. Pourtant, ceux-ci continuent d’affluer, notamment depuis la Tunisie ou la Libye, et l’on recense déjà 295 morts depuis le début de l’année 2020.
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Selon Mattea Weihe, porte-parole de l’ONG allemande, le Sea-Watch 4, qui a appareillé samedi et dont les missions se font désormais en partenariat avec Médecins sans frontières, est plus grand que son prédécesseur, et le navire dispose notamment d’un «safe space» pour les femmes et d’un espace réservé aux mineurs et aux personnes particulièrement traumatisées. Le baptême du navire s’est fait en février, à Kiel, dans le nord de l’Allemagne, en présence de la vice-présidente du Parlement du Schleswig-Holstein, Aminata Touré, mais aussi de celui qui est un acteur crucial de la mise à flot du navire humanitaire : le président de l’église évangélique d’Allemagne, Heinrich Bedford-Strohm. «On ne laisse pas un seul être humain se noyer, point final», avait déclaré ce dernier, engagé depuis des mois pour le sauvetage en mer des migrants.
1,1 million d’euros recueilli en deux mois
Le Sea-Watch 4 a bénéficié d’un substantiel coup de main de l’Eglise évangélique allemande, dont la voix porte particulièrement outre-Rhin – la fédération des Eglises protestantes (EKD) représente pas moins de 20 millions de fidèles, dans un pays où le protestantisme est la deuxième religion. L’idée de financer un navire de sauvetage de migrants a été discutée lors d’un synode en décembre 2019, puis validée. L’EKD a alors mis en place une collecte de fonds via United4Rescue, une vaste alliance citoyenne composée de 550 institutions, associations ou entreprises aussi diverses que la Confédération allemande des syndicats (DGB) ou le glacier Ben & Jerry's. L’appel aux dons fut aussi massif que rapide. Il fallait 1,3 million d’euros pour acheter le navire qui deviendra le Sea-Watch 4 : United4Rescue en a fourni 1,1 en seulement deux mois. Un soutien plus que bienvenu pour Mattea Weihe : «C’est bien qu’elle intervienne dans ces débats, qu’on ne soit pas les seuls à nous en préoccuper. Il faut que la société tout entière se saisisse de ce sujet.»
Heinrich Bedford-Strohm ne mâche pas ses mots. Le théologien, spécialiste de l’éthique sociale, a reçu des critiques de la part de certains fidèles, et même des menaces de mort ces derniers mois, mais il reste déterminé, n’hésitant pas à dénoncer l’inertie criminelle des pays de l’UE : «Nous voulons soutenir le sauvetage civil en mer tant que les Etats européens ne rempliront pas leur devoir de sauver les gens. Il doit enfin y avoir un mécanisme de répartition des réfugiés en Europe qui fonctionne. Je suis heureux que le Sea-Watch 4 prenne la mer, car il n’existe actuellement aucun navire de sauvetage de l’UE ou d’un autre Etat membre. Sauver des personnes en détresse en mer n’a rien d’illégal, c’est un commandement de charité et une obligation humanitaire. Nous devons donc continuer à nous battre pour mettre fin à la criminalisation du sauvetage en mer.»
Même clarté lorsqu’on évoque le bras de fer entre Carola Rackete, la capitaine du Sea-Watch 3, et les autorités italiennes, qui ont empêché le bateau d’accoster à Lampedusa en juin 2019 avec à son bord une quarantaine de migrants : «C’est Salvini qui doit aujourd’hui justifier ses actions en Italie à l’époque, non les sauveteurs en mer.»
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«Un moment fort de notre histoire allemande»
En Allemagne, l’Eglise protestante s’est souvent mêlée de politique. Elle a activement participé aux mouvements écologistes des années 70 (l’EKD en appelait officiellement à sortir du nucléaire dès 1987), et fut l’un des foyers de contestation de la «révolution pacifique» qui a mené à la chute du Mur (les fameuses «prières pour la paix» se sont tenues dans les réseaux luthériens d’ex-RDA). Plus récemment, elle s’est engagée en faveur de l’accueil des réfugiés en Allemagne en 2015.
Cinq ans après le fameux «Wir schaffen das» («Nous y arriverons») d’Angela Merkel, qui a fait couler tant d’encre, Heinrich Bedford-Strohm est l’une des seules personnalités publiques à défendre bec et ongles la venue de ces centaines de milliers de réfugiés en Allemagne, décrivant l’événement comme «un moment fort de notre histoire allemande. Bien entendu, l’intégration ne fonctionne pas de la même façon pour tout le monde. Mais en attendant, contrairement à toutes les craintes initiales, environ un demi-million de réfugiés travaillent ou suivent une formation. C’est une grande réussite pour notre pays».
La détermination des soutiens des sauveteurs en mer est d’autant plus grande que le contexte est de plus en plus tendu. L’Ocean Viking et le Sea-Watch 3 sont actuellement immobilisés par les autorités italiennes. L’Alan Kurdi, de l’ONG allemande Sea-Eye, a été longuement bloqué en mai et attaque désormais en justice le ministère des Transports italiens pour immobilisation illégale. Les ONG se sentent harcelées. «Il y a quelques années, explique Mattea Weihe, laisser les gens se noyer relevait plutôt d’une sorte d’agenda secret. Aujourd’hui, des lois sont violées tous les jours, et ils ne s’en cachent même plus.»
Johanna Luyssen correspondante à Berlin