L’annonce du ministre des Affaires étrangères du Tchad, Abderaman Koulamallah, le 28 novembre 2024, concernant la rupture de l’accord de défense entre N’Djamena et Paris, marque une étape significative dans l’histoire des relations entre ces deux nations. Cette décision, bien qu’inattendue pour certains, s’inscrit dans une trajectoire où souveraineté nationale et rééquilibrage des partenariats internationaux dominent les aspirations tchadiennes.
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Alors que la nouvelle suscite de nombreuses réactions en Afrique et dans le monde, elle appelle à une réflexion plus large sur la dynamique historique et les perspectives de cette relation bilatérale à un moment crucial pour le Sahel.
Un tournant historique dans des relations tumultueuses
Depuis l’indépendance du Tchad en 1960, ses relations avec la France, ancienne puissance coloniale, ont été caractérisées par des périodes de coopération étroite et des phases de tensions. La présence militaire française a souvent été perçue comme un levier stratégique pour la stabilité régionale, mais elle n’a pas été exempte de critiques.
Des précédents marquants
L’histoire récente regorge d’exemples où les relations de défense entre le Tchad et la France ont été mises à l’épreuve :
1975 : Après le coup d’État contre François Tombalbaye, le président Félix Malloum avait demandé le départ des troupes françaises.
1990 : Avec l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby, un nouveau chapitre s’ouvrait, consolidant l’assistance militaire française dans un contexte de luttes internes et de menaces transfrontalières.
Mai 2022 : Des manifestations populaires, organisées par la coalition d’opposition Wakit Tama, réclamaient déjà la fin de la présence militaire française.
Septembre 2023 : Ordjei Abderahim Chaha, président du parti Rajet, avait publiquement appelé à la rupture des accords de défense avec la France.
Ces événements montrent que l’annonce de 2024 n’est pas une surprise isolée, mais le résultat d’une volonté tchadienne, étayée par une pression populaire croissante, de reconfigurer ses relations extérieures.
Une approche progressive : la singularité tchadienne
Contrairement aux ruptures brutales observées récemment au Niger ou au Mali, le Tchad a choisi une méthode concertée et respectueuse des engagements contractuels. Cette différence de posture illustre non seulement une maturité politique, mais aussi une stratégie visant à préserver les intérêts communs tout en affirmant la souveraineté nationale.
Un contraste avec les expériences voisines
Les exemples des autres pays de l’Alliance des États du Sahel (AES), notamment le Niger, ont montré les limites des ruptures impulsives :
La dégradation sécuritaire dans la région des trois frontières (Mali, Niger, Burkina Faso) a illustré les failles d’une transition militaire mal maîtrisée.
Les partenariats alternatifs, notamment avec la Russie via le groupe Wagner, ont exacerbé les tensions internes sans répondre efficacement aux défis terroristes.
En adoptant une posture différente, le Tchad espère éviter ces écueils. « Ce n’est pas une rupture totale comme au Niger ou ailleurs. Le Tchad respectera les modalités prévues par l’accord, y compris le délai de préavis », a précisé Abderaman Koulamallah, soulignant l’importance du dialogue dans cette transition.
Un rééquilibrage au cœur des relations bilatérales
Cette décision s’inscrit également dans un contexte plus large où la France repense ses relations avec ses partenaires africains. Depuis 2022, sous la présidence d’Emmanuel Macron, Paris a initié une refonte des accords de défense, cherchant à promouvoir des partenariats plus égalitaires et adaptés aux réalités contemporaines.
Vers des bases partagées et une coopération modernisée
La stratégie française repose sur plusieurs axes clés :
- Consultation élargie : Les autorités tchadiennes, gabonaises et ivoiriennes ont été impliquées dans des discussions sur la redéfinition des partenariats.
- Adaptation aux nouveaux défis : Les enjeux sécuritaires, climatiques et démographiques sont désormais prioritaires.
- Transformation des bases militaires : Celles-ci doivent devenir des bases partagées avant une éventuelle rétrocession aux États hôtes, comme l’illustre la transition en cours à Port-Bouët, en Côte d’Ivoire.
Cette approche vise à répondre aux critiques d’un néocolonialisme perçu tout en renforçant la souveraineté des États partenaires.
Entre mémoire et renouveau : le poids des aspirations populaires
La rupture annoncée entre le Tchad et la France résonne profondément avec les revendications des sociétés civiles africaines pour plus de souveraineté et de respect mutuel dans les relations internationales.
Dès les années 1990, des figures comme Alpha Blondy avaient lancé des appels vibrants contre la présence militaire étrangère en Afrique. Ces discours continuent d’influencer les jeunes générations, qui exigent des partenariats plus équitables, adaptés aux défis du XXIe siècle.
Leçons de la Côte d’Ivoire : Une transition réussie ?
La Côte d’Ivoire offre un exemple intéressant de transition maîtrisée dans ses relations de défense. Sous la présidence d’Alassane Ouattara, le pays a œuvré pour mettre fin à l’opération des Nations Unies sur son territoire de manière souveraine, tout en maintenant une coopération étroite avec ses partenaires internationaux.
L’exercice militaire « Touraco 2024 », organisé en novembre, illustre cette volonté de renforcer les capacités nationales tout en bénéficiant du soutien technique et logistique de la France.
Un avenir à réinventer
Pour le Tchad, cette rupture avec la France marque un tournant, mais ne signifie pas la fin d’une coopération bilatérale. Au contraire, elle ouvre la voie à de nouvelles formes de partenariat, fondées sur le respect mutuel et les aspirations des peuples.
Alors que les défis sécuritaires, climatiques et économiques s’intensifient au Sahel, cette décision pourrait devenir un modèle pour d’autres nations africaines en quête d’autonomie et de renouveau stratégique.
Dans un monde en mutation, le Tchad et la France, malgré leurs divergences, restent liés par un destin commun où pragmatisme et innovation devront prévaloir pour bâtir un avenir durable et équitable.
Saidicus Leberger
Pour Radio Tankonnon